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Parler
de musique, c'est un peu comme barboter dans une piscine.
Peut-être aurait-il été préférable
de commencer par des concepts. Un bon alignement de
concepts est très utile. Il permet de bien faire
comprendre aux gens à quel point vous êtes
un esprit supérieur ; dans les institutions culturelles
latines (j'ai failli dire Bouléziennes, mais
à mon grand soulagement, personne ne l'a remarqué),
c'est souvent une condition de survie ; et de plus,
cela a l'avantage de ne pas être complètement
faux: les problèmes théoriques existent
bel et bien dans cette boxe obscure avec soi-même
qu'on appelle la composition musicale.
Néanmoins, pour approcher des choses dont il
est question ici, je pense qu'il vaut mieux enfiler
un caleçon de bain, comme les enfants du club
de la Natation messine, qui s'entraînent en ce
moment à quelques pas de mon domicile. Mes problèmes
spécifiquement techniques de composition sont
en effet assez semblables aux leurs : des problèmes
d'orientation, d'équilibre, de prise d'appui,
de qualité de glisse, dans " l'élément
musical ", univers qui n'a rien d'abstrait, mais qui
est aussi concret que l'eau.
Cette image a une simplicité qui me semble appropriée.
La seule musique qui vaille est celle qui conquiert
le même statut ontologique que les choses familières
et essentielles de la vie. J'ai écrit une pièce
sur la Nativité qui a été jouée
récemment. L'orchestre philharmonique de Lorraine
était accompagné par une chorale de deux
cent enfants. Une condition obligée était
bien sûr de respecter, sur le plan musical, une
sorte de plain-pied avec l'événement de
la naissance, tel que les familles de chacun des enfants
l'ont connu et connaîtront encore. En la circonstance,
le discours sophistiqué de l'auto légitimation
n'a pas beaucoup d'importance.
Retournons à la piscine et à sa bruyante
simplicité. Tous les enfants vous le diront :
les lois de la terre ferme s'appliquent au bord, mais
pas dedans. En Musique, le discours appartient d'abord
à la chouette de Minerve, qui prend son envol
à la nuit tombée, quand le savoir se repaît
du sommeil des choses. En revanche, la production reléve
de l'écriture musicale, activité d'artisan
et non d'érudit, dont les principes sont différents
: l'histoire de la Musique est encombrée de grands
cimetières où gisent paisiblement, sous
la lune, les ouvrages étouffés par les
règles scrupuleuses de la chouette savante.
Cela posé, les choses ne sont pas si simples,
bien sûr. En musique, le mouvement de l'activité
créatrice se nourrit aussi de mots. J'associe
à mon travail d'écriture trois thèmes
historiques, qu'on peut nommer : âge cosmologique,
âge théologique, âge séculier.
Ces constructions intellectuelles sont des références
fonctionnelles qui me permettront d'individualiser les
différents mouvements de mes uvres, qui
sont comme des piliers enracinés dans le sol,
d' autres obéissant, dans le cadre d'un schème
action-réaction, à des préoccupations
plus techniques de transition.
On
peut sans hésiter situer l'âge cosmologique
très loin avant Microsoft et Mc Donald. Et pourtant,
la proportion de gens intelligents était sans
doute égale et peut-être supérieure,
à celle d'aujourd'hui : l'homme primitif savait
distinguer un chef de clan paranoïaque d'une force
naturelle comme la foudre, ou d'un guépard féroce.
Mais il pensait qu'il y avait une affinité secrète
entre ces calamités, et il n'avait pas forcément
tord. C'était en tout cas un problème
ardu, mais indiscutablement très stimulant pour
son intellect, comme aussi le lien énigmatique
entre la fécondation humaine et celle de la terre
par les bienfaisantes pluies d'automne. L'anthropologie
structurale a montré la cohérence de ces
systèmes d'opposition et de correspondance qui
inscrivent l'ordre humain dans l'ordre cosmique. L'art
musical a, me semble-t-il, une proximité secrète
avec la pensée mythique. D'une manière
privilégiée, il a sans doute permis, pendant
des centaines de milliers d'années, de représenter,
et de reproduire en les représentant, l'équilibre
entre toutes ces puissances polymorphes, qui ont différents
aspects sur des plans subtilement délimités,
entre des formes multiples de pouvoir (le soleil, par
exemple, a le pouvoir de s'éteindre s'il est
irrité par les hommes, mais il ne peut pas se
promener comme bon lui semble dans le ciel), équilibre
entre des caractérisations premières comme
le chaud et le froid, le sec et l'humide ; des éléments
comme la pluie ; de grandes figures comme les Forts
ou les Bons, héros ancestraux fondateurs ; des
démons, des nymphes, qui vivent autant que les
arbres qu'elles habitent ; équilibre subtil qui
régit de manière transversale le monde
intérieur des individus, l'organisation technique,
les hiérarchies sociales, l'univers physique
et les sociétés de l'au-delà.
A
l'âge théologique, l'on s'étripe,
avec une certitude sui et une allégresse théologique,
sur des questions de théologie. Le leg ancestral,
trésor indiscuté de vérité
et de sagesse, est déposé dans les textes
sacrés. L'artiste garde toujours un oeil inquiet
sur lui. C'est une condition de recevabilité
pour son uvre, et pour lui comme une sorte d'assurance
sur la vie. Cela ne doit pas masquer le fait que ces
époques, d'une manière générale,
placent très haut la Beauté : beauté
spéculative de l'ordre du monde, bien sûr,
mais aussi beauté sensible, et ce avec une fraîcheur
et un appétit que les modernes sont loin d'égaler,
en dépit de leur vénération pour
"l'Art" et à "l'Artiste". La Scolastique, par
exemple, donne à la beauté le statut d'un
attribut de Dieu. Umberto Eco souligne que ce n'est
pas une scorie néo-platonicienne vide de sens
: la séduction des "sonorités douces "
(Alcuin, De Rethorica) est bien réelle et possède
un pouvoir social que les uvres actuelles sont
loin d'égaler.
Traversé par la distinction transcendante entre
l'ordre naturel et l'ordre divin, l'âge théologique
vit l'intégration de " l'ici-bas " dans " l'en-haut
" comme un enjeu essentiel. Or les Dieux se révèlent
par des voies détournées, dans des messages
nécessairement obscurs, qu'il faut respecter
mais aussi interpréter. Et la musique, polysémique
par nature, qui exprime mais ne dit pas, qui désigne
en voilant, permet de chanter le dessein divin dans
sa plénitude. Elle me paraît être
un cadeau miraculeux, un don de la Providence à
cet homme théologique, sommé de proclamer,
avec ses pauvres moyens humains, son inscription dans
un Sacré qui le dépasse.
L'âge séculier est, du point de vue musical,
assez semblable à l'embrassement qui clôture
le cycle wagnérien. Les Dieux ont quitté
la place. Tandis que rougeoient encore les ruines fumantes
du Romantisme, des musiciens en haillon assemblent des
débris, bricolant chacun, depuis une centaine
d'années, un monde nouveau. C'est en même
temps, et sans doute faudrait-il l'appeler ainsi, l'âge
démocratique, où l'individu cherche lui-même
le sens de ce qui l'entoure. Les arts, les techniques,
la religion, tout ce qui caractérise l'humain
et sa spécificité symbolique, sont marqués
par ce processus d'individualisation, proprement démocratique,
dont la musique doit rendre compte. A la grande force
gravitationnelle qui englue l'époque précédente
dans la génération et la corruption, succède
le mouvement Brownien des particules humaines.
Ces trois âges sont des artefacts qui définissent
un cadre. Cet éclairage trans-historique est
un stimulant créatif dont j'espère, en
toute humilité, qu'il projette sur mon écriture
une ombre particulière. J'aimerai employer ici
l'adjectif "ontologique", mais il est sans doute trop
pompeux ; il serait plus juste de dire que c'est, sur
le plan des idées, le moment obligé de
la complexité, avant le retour, sur le papier,
vers la simplicité de la forme achevée,
débarrassée des superfluitates.
Pierre
THILLOY